BLOC 8406 : PREMIERS PAS DE LA FUTURE REVOLUTION POLITIQUE ?

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François Guillemot
Écrire l’histoire d’un mouvement citoyen qui fête ses dix ans d’existence est sans doute un peu prématuré. Cependant, de sa création il y a tout juste une décennie à sa quasi disparition aujourd’hui à l’intérieur du pays, ce mouvement a été confronté à de multiples obstacles somme toute classique dans le contexte d’un État communiste foncièrement opposé au multipartisme et au pluralisme politique. En revanche, pendant la décennie 2006-2016, l’évolution politique du Viêt-Nam a également connu une évolution notoire à laquelle ce mouvement peut être associé. Un portrait rapide de cette organisation émanation de la société civile peut néanmoins être dressé.


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Image Bandeau Dân Làm Báo
Fondé le 8 avril 2006 (soit le 8-4-06) d’où il tire son nom, le Bloc 8406 rassemblait à l’origine 118 signataires dont un pourcentage non négligeable était originaire de la province de Thừa Thiên-Huế au centre du pays1. A l’approche du 10e Congrès national du PCV à Hanoi (du 18 au 25 avril 2006), il édita une proclamation politique intitulée « Manifeste sur la liberté et la démocratie pour le Vietnam 2006 » en faveur du multipartisme et d’un changement radical de régime2. Pour la première fois depuis le Đổi Mới (Renouveau décrété en décembre 1986) un rassemblement de citoyens affichaient publiquement et nominativement leur opposition catégorique au régime de parti unique, à l’idéologie communiste et à ses pratiques dictatoriales. Pour marquer leur différence politique, les 118 premiers signataires se définissaient comme des « combattants de la démocratie » (chiến sĩ dân chủ) rappelant ainsi les combattants de la liberté, dissidents de l’Europe de l’Est des années 1980-1990. Ce terme fut complété quelques mois plus tard par le mot « hòa bình » (paix, pacifique) pour signifier le caractère non violent de la lutte des partisans de ce mouvement.
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Sur le plan de la répartition géographique, on observe un foyer important de signataires dans le Centre et un second foyer dans le Sud, les deux régions rassemblant 81 % des premiers adhérents. Cette configuration apparaît comme le négatif de l’implantation des cadres du PCV sur le territoire vietnamien (au Centre Nord et au Nord). En quelque sorte, l’ancien Sud au delà du 17e Parallèle, avec ses composantes religieuses et intellectuelles, entendait faire entendre sa voix après deux décennies de Renouveau (1986-2006). Cette configuration est en grande partie liée aux conditions d’élaboration du Manifeste, dont une esquisse fut rédigée à Saigon et parachevée à Huế3.
Plaidoyer pour une révolution politique et pacifique
Le texte fondateur de ce mouvement politique citoyen est très clair. Il fait la promotion d’un changement politique profond et radical qui passe par l’abandon du communisme, une démocratisation par étapes du régime et le respect des lois internationales signées par la RSVN en matière de liberté de réunion, liberté d’expression, respect des droits de l’homme… La mention de la Révolution d’août 1945 apparaît comme significative pour contester la légitimité du pouvoir communiste. Selon le Bloc, la Révolution d’août visait l’indépendance nationale et non pas l’instauration du socialisme ou du communisme comme le démontre la déclaration du 2 septembre 1945 lue par Hồ Chí Minh sur la place Ba Đình. L’immense espoir d’indépendance et la vacuité du pouvoir impérial permirent au Viêt-Minh, la ligue pour l’Indépendance du Viêt-Nam, de s’accaparer de la direction du pays et au final d’imposer une idéologie par la violence. La révolution indépendantiste fut donc confisquée par un groupe politique marxiste-léniniste.
Rassemblant au départ 118 personnalités vietnamiennes à l’intérieur du pays, la liste des signataires augmenta rapidement au cours de l’année 2006. La 10e mise à jour de la liste, publiée le 22 août 2006, rassemblaient 1951 personnes adhérant à ce projet. S’ajoutaient à cette liste, 3881 Vietnamiens de l’étranger et 139 personnalités étrangères issues des milieux politiques américains4 ou membres de la Charte 77 (tchèque) soit un total de 5971 personnes. La quatorzième liste rassemblait les signatures de 2.217 citoyens de la RSVN5. L’intérêt rapide que ce nouveau mouvement suscita à l‘intérieur comme à l’extérieur du Viêt-Nam inquiéta rapidement l’État-Parti vietnamien.
En effet, cet engouement pouvait engendrer un mouvement plus large, capable de mobiliser massivement les citoyens vietnamiens sur l’avenir politique de leur pays dans le contexte de la mondialisation, des révolutions citoyennes d’Europe de l’Est (révolutions des Roses en Géorgie en 2003 ; Orange en Ukraine en 2004) et de l’arrivée des nouveaux moyens de communication, notamment l’apparition des premiers blogs politiques dissidents. Les actions du Bloc les six premiers mois de son existence démontrent sa capacité à mobiliser, à promouvoir ses idées et agir sur de nombreux fronts6. La hantise du PCV, constamment réitérée dans les discours officiels, reste jusqu’à aujourd’hui l’émergence d’une force populaire concurrente qui s’impose pacifiquement à la fois par la rue et par les réseaux sociaux, véritable contre-pouvoir et challenger de l’autoritarisme actuel. La revue théorique du PCV a souvent mis en garde les membres du PCV contre le danger d’une « révolution de couleurs » (cách mạng màu), d’une « révolution de jasmin » au Viêt-Nam disposant de solides relais et soutiens à l’extérieur du pays. A défaut de « révolution de couleurs » faudra-t-il une « révolution sanglante » (cách mạng máu) face à la surdité du pouvoir comme le laissa entendre à plusieurs reprises le dissident Cù Huy Hà Vũ ?7.
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Le 22 août 2006, le Bloc 8406 publia un programme politique ambitieux présentant un processus de démocratisation du pays en 4 phases et 8 étapes. La première phase vise à « Réaliser les droits de liberté d’expression, de liberté de la presse et poser les bases des droits de l’homme et des autres droits des citoyens ». La seconde phase consiste à « Rétablir, fonder et développer les partis politiques non communistes ». La troisième phase se concentre sur la « Préparation d’une nouvelle constitution suivie d’un référendum national ». Enfin, la quatrième phase s’attèle à « Parachever le processus de démocratisation en procédant à l’élection d’une assemblée nationale démocratique » dont la charge sera d’officialiser la nouvelle constitution, la nouvelle devise du pays, le nouvel emblème national, le nouveau pavillon national, le nouvel hymne national…8. Ce programme qui pourrait paraître quelque peu utopique fut en réalité discuté âprement lors du débat national et transnational sur la révision de la constitution il y a deux ans avec les limites que l’on connaît 9.
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2007-2009, le couperet tombe, arrestations et condamnations. En haut : Le Thi Cong Nhan et Nguyen Van Dai, procès de 2007 ; En bas : Tran Anh Kim, procès de 2009 et Nguyen Van Ly, procès de 2007 © DR
Répression, harcèlement et démantèlement
Comme pour toutes les organisations politiques non communistes (VNQDĐ, Đại Việt, Alliances diverses et formations religieuses), le Bloc 8406 fut placé sous surveillance et, sans doute infiltré, son démantèlement débuta dès les premiers mois de son existence. Au mois d’août 2006, Trương Quốc Huy fut arrêté puis vint le tour de Vũ Hoàng Hải ainsi que d’autres signataires. Trois figures importantes du mouvement furent emprisonnées : le prêtre catholique Nguyễn Văn Lý (le 18 février 2007), l’avocat Nguyễn Văn Đài et l’activiste Lê Thị Công Nhân. Au début de l’année 2007, la répression continua. Une vague d’arrestation visa le noyau dur à Hue. Le père Nguyễn Văn Lý (cha Lý), ancien prisonnier politique connu pour ses positions anticommunistes, fut jugé en compagnie de quatre autres membres du mouvement à Huế le 30 mars 2007 pour propagande anti-étatique en vertu l’article 88 du Code pénal 10.
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Il était reproché au père Lý d’avoir participé, en plus de la fondation du Bloc 8406, à la création de deux micro-partis politique en 2006. En effet, la Sécurité publique s’intéressa à la création le 8 septembre 2006 à l’initiative de membres du Bloc 8406 du Đảng Thăng Tiến / Viet Nam Progression Party ou Parti Progressiste du Viêt-Nam11. Ces cinq membres furent condamnés respectivement à huit ans de prison ferme suivi de cinq années d’assignation à résidence (pour le père Lý), six ans et dix-huit mois12. La photo du père Lý bâillonné lors de son procès fit le tour du monde et donna une idée de la réception de ces idées démocratiques par le régime policier. Le prêtre, encadré par deux policiers en uniforme, fut emmené de force devant la barre des accusés. Refusant d’être jugé, téméraire, il s’était montré particulièrement virulent par des gestes de rébellion tout en fustigeant la cour de « tribunal communiste » avant d’être vigoureusement empêché de s’exprimer par un policier en civil posté derrière lui.
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Une image devenue culte : le prêtre Nguyen Van Ly bâillonné lors de son procès au tribunal populaire de Hue en 2007.
Au total, au cours de la décennie, plus de 50 membres du mouvement furent emprisonnés et parfois condamnés lourdement comme le prêtre Nguyễn Văn Lý, le pasteur luthérien Nguyễn Công Chính13 ou l’activiste Nguyễn Hoàng Quốc Hùng14. D’autres personnalités ayant publiquement déclaré leur appartenance au Bloc ont défrayé la chronique de l’organisation, en particulier l’avocat Nguyễn Văn Đài (toujours en prison) et son adjointe Lê Thị Công Nhân (citée plus haut, libérée en mars 2010). La revue d’information Églises d’Asie rappelle le contexte de leur arrestation et condamnation :
A la fin de l’année 2006 et au début de l’année 2007, la Sécurité publique lance une campagne d’arrestations contre les opposants politiques. Nguyên Van Dai sera le 20e sur la liste. Le 3 février 2007, la police opère une perquisition dans les locaux de son cabinet d’avocats, où son adjointe, l’avocate Lê Thi Công Nhân, est en train d’initier un groupe d’étudiants aux droits de l’homme. Le 6 mars suivant, les deux avocats sont arrêtés. Le procès en première instance aura lieu deux mois plus tard, le 11 mai 2007. Les deux avocats sont accusés de « propagande antigouvernementale menaçant la sécurité nationale » ; en réalité, ce sont bien leurs activités en faveur de la démocratie et des droits de l’homme qui sont visées. Lors du procès, qui a duré seulement quatre heures, le 11 mai 2007, Nguyên Van Dai est condamné à cinq ans de prison et quatre ans de résidence surveillée. Lê Thi Công Nhân écope de quatre ans de prison et trois ans de résidence surveillée.
De nombreux cas de harcèlement ont été signalés dans les lettres de protestations (Kháng thư) du Bloc 840615. L’ancien lieutenant-colonel de l’Armée populaire Trần Anh Kim et l’ingénieur Đỗ Nam Hải représentant la branche du mouvement au Sud furent également inquiétés. En particulier le lieutenant-colonel Kim fut emprisonné en décembre 2009 pour son appartenance au membre du Parti Démocratique du Viêt-Nam (Đảng Dân chủ Việt Nam) une ancienne formation politique remise sur pied comme alternative au PCV 16.
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Condamné à 5 ans et demi de prison, libéré en 2015, le lieutenant-colonel Trần Anh Kim a été de nouveau emprisonné tout comme l’avocat Nguyễn Văn Đài sur de nouvelles accusations à la fin de l’année 201517. D’autres personnalités moins connues et isolées géographiquement ont du faire face au harcèlement policier. En juillet 2010, Amnesty International lança une action d’envergure pour faire libérer 30 prisonniers d’opinion pour la plupart affiliés ou sympathisants du Bloc 640618. Pour échapper à ces violences, certains membres se sont exilés en Thaïlande19. L’existence du mouvement a donc été marquée par une répression permanente mais la combattivité de certains de ses membres fut souvent récompensée par les organisations internationales de protection des droits de l’homme20.
Du Bloc 8406 à la nébuleuse des associations de la société civile
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Sur le plan politique, le mouvement continue de diffuser ses idées. Cette agit-prop débuta sur internet avec une émission hebdomadaire sur la tribune Paltalk avec le danger que cela représentait pour leur sécurité personnelle21 et se poursuit désormais avec la diffusion d’informations sur Facebook et sur différents blogs. Le 12 août 2006, des agents de la Sécurité publique avaient interrogé cinq membres du Bloc 8406 à Hanoi au sujet du lancement d’un nouveau magazine politique en ligne appelant à la liberté et la démocratie. Matériel confisqué, documents saisis, la date de publication fut retardée mais impossible à interdire complètement. Depuis dix ans, le mouvement édite un bulletin mensuel d’information intitulé Tự Do Ngôn Luận (Liberté d’expression) (240 numéros à ce jour) ainsi qu’une seconde revue en ligne intitulée Tập san Tự Do Dân Chủ (Mensuel Libertés démocratiques) éditée, semble-t-il, jusqu’en 201022.
L’activité politique du Bloc 8406 se déroule désormais principalement aux États-Unis à travers la mobilisation de personnalités politiques et d’organisations de défense des droits de l’homme pour défendre les prisonniers d’opinion. Au Viêt-Nam, si le sigle Bloc 8406 ne semble plus aussi rassembleur pour cause de répression, d’autres associations comme « Hội Anh Em Dân Chủ » (Fraternité pour la démocratie), « Hội Cựu tù nhân lương tâm Việt Nam »  (L’Association des anciens prisonniers de conscience ; Hội Ái hữu Tù nhân Chính trị và Tôn giáo Việt Nam (L’Amicale des prisonniers politiques et religieux du Viêt-Nam) ou Hội Dân Oan (L’Association des opprimés) ont été fondées ces cinq dernières années par des membres du Bloc 840623. Ce sont les organisations de la société civile qui ont pris le relais des principales revendications politiques du Bloc.
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Flyer de soutien pour la libération de l’avocat Nguyen Van Dai © DR
Au fil du temps, le combat s’est en effet dilué. Vũ Hoàng Hải, son représentant aux États-Unis, reconnaissait qu’à cause de la répression et des contradictions internes au mouvement dues aux pratiques divergentes dans la lutte, des membres du mouvement ont finalement rejoint d’autres organisations24. Cependant, toutes ces micro-organisations qui rassemblent chacune quelques individus déterminés se rejoignent dans un grand front de la contestation contre le régime actuel. Ce front du refus est désormais transnational et le régime en place vise en particulier les membres du mouvement qui disposent de soutiens à l’extérieur du pays à travers les organisations pro-démocratiques exilées comme le Việt Tân25.
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Campagne pour la libération de Nguyen Van Ly / Freiheit für Nguyen Van Ly – Freedom for Nguyen Van Ly © RSF
D’un point de vue politique, deux stratégies semblent désormais prédominer. L’une radicale, d’opposition frontale, contre le communisme et le régime du parti unique, la seconde plus souple qui envisage de faire changer le système de l’intérieur ou de façon plus nuancée. A titre d’exemple, concernant les candidats indépendants auto-déclarés pour l’élection de la future assemblée nationale de mai 2016, dont certains sont issus de la société civile à l’instar de l’intellectuel Nguyễn Quang A et du Bloc 8406, le mouvement reste vigilant et appui toute initiative en faveur de la démocratisation du régime.
La démocratie ou le chaos versus la démocratie c’est le chaos
La difficulté réside aujourd’hui comme hier sur les possibilités d’une transition démocratique pacifique. Les scénarios de sortie du communisme et du régime de parti unique sont difficilement prévisibles. L’exemple birman, plutôt inattendu, le démontre mais il indique qu’une volonté politique interne peut faire basculer le destin d’un pays. Le cas vietnamien est plus complexe. C’est un parti politique, doté d’un organisme de protection et de contrôle, qui détient le pouvoir et non l’armée. La dissidence qui se résume à quelques centaines d’individus, formée souvent d’anciens prisonniers de conscience, reste assez facile à circonscrire. A l’intérieur du PCV, le fil rouge est toujours de vigueur, la critique est tolérée mais la contestation politique ouverte ne l’est pas. Au sein de l’Assemblée nationale, les députés frondeurs sont une petite minorité, soumise également au contrôle idéologique et policier interne. L’appareil est verrouillé de l’intérieur et la discipline de parti joue à plein comme l’a démontré le XXe congrès du PCV en janvier 2016. Il y a en effet trop d’enjeux politiques et surtout économiques pour que la Nomenklatura locale prenne le risque de se saborder elle-même. Une partie non négligeable (mais difficile à mesurer) du Comité central est liée aux intérêts chinois et reste attachée aux bonnes relations entre les deux partis frères plaçant de fait l’esprit partisan au-dessus des enjeux nationaux.
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Manifestation antichinoise à Hanoi en août 2012 © Reuters
D’où peut provenir l’alternative ? Le Bloc 8406 entendait remettre les citoyens au cœur du processus et c’était sa principale force, une puissance incarnée par la désobéissance civile. Mais là encore, l’atomisation des forces contestataires, provoquée et entretenue par la répression, est un frein. La société de divertissement qui occupe les médias, la corruption qui cancérise les relations sociales,  la méfiance pour d’autres systèmes de gouvernement détournent les Vietnamiens du politique. La rue, relayée par les réseaux sociaux, apparaît aujourd’hui à la fois comme le principal théâtre et atout des contestataires. Elle est régulièrement occupée par des associations citoyennes issues du Bloc 8406. Cette occupation de l’espace public coûte chère (psychologiquement et physiquement) aux participants qui doivent affronter les violences policières, les insultes et les agressions d’hommes de main du régime, comme le démontre la dernière vidéo en ligne de la manifestation organisée organisée pour le dixième anniversaire de l’organisation citoyenne (ci-dessous)26. Mais la détermination est là et bien souvent, soulignons-le, les femmes sont en première ligne.
Le bilan de ces dix ans de lutte est donc forcément mitigé. Malgré l’engagement et l’audace de quelques dizaines de membres, la plupart d’entre eux, paralysés par la répression policière, sont restés silencieux. Si aucun mouvement d’envergure n’a été créé dans le sillage du Bloc 8406, il existe des initiatives qui rappelle le modèle de la Charte 77. Le Groupe des 72 intellectuels pétitionnaires qui se sont exprimés sur l’ouverture démocratique lors de la refonte de la constitution en est un exemple frappant27. L’action courageuse du Bloc 8406 est loin d’être anecdotique. L’année 2006 marque le départ d’une dissémination de la dissidence au sein de la population vietnamienne. Le Bloc a donné naissance à une multitude d’associations issues de la société civile et dans une certaine mesure a réussi son pari : peser sur l’évolution politique du Viêt-Nam. Les blogueurs se sont emparés avec fougue des questions politiques (souvent au détriment de leur vie professionnelle, sociale et familiale) et se préoccupent désormais du destin géopolitique de leur pays (en particulier de la question chinoise). Ils ont poussé le Parti à prendre en compte cette nouvelle contestation intérieure et à devenir un modèle asiatique de l’autoritarisme « négocié ».
Certain de sa magistrature d’influence sur le every politics, le bloc 8406 fut néanmoins conscient de son rôle ambigu de monnaie d’échange lors des tractations internationales :
« Une tactique favorite du régime communiste est de rafler les dissidents avant les événements internationaux, d’utiliser les individus comme monnaie d’échange avant l’événement, puis de reprendre le harcèlement et les arrestations après que le régime ait atteint son objectif immédiat – que ce soit à l’occasion d’une réunion habituelle ou pour obtenir des privilèges commerciaux28.
L’échec n’est pas total. Si le programme politique du Bloc 8406 n’a pas été mis en œuvre (abandon du régime de parti unique), une partie de l’appareil communiste a commencé à évoluer dans le sens d’une réflexion publique sur le besoin croissant de démocratie dans le pays. Cette « auto-évolution » tant critiquée par les membres du PCV les plus conservateurs (au sein de la Police et des Comités d’éducation et de propagande) est pourtant souhaitable si l’on accorde du crédit aux experts favorable à un second Đổi Mới, à la fois politique et économique, synonyme de révolution pacifique. En dix ans sous l’impulsion des luttes des dissidents, de l’avènement d’internet et de l’intégration internationale, le pouvoir politique vietnamien a peu à peu abandonné son « essence totalitaire » (tinh chất toàn trị, pour reprendre une expression du dissident Cù Huy Hà Vũ) pour évoluer vers cet « autoritarisme négocié » qui est obligé de composer avec une opposition de moins en moins virtuelle et présente sur tous les fronts, dans les campagnes, dans les usines ou sur les zones maritimes. Mais si des voix du Bloc 8406 proclament volontiers « la démocratie ou le chaos », le pouvoir communiste en place reste persuadé du contraire, à savoir que « la démocratie c’est le chaos ». Ce dialogue de sourd n’est peut-être qu’une façade car les idées pro-démocrates gagnent peu à peu du terrain au sein même des instances du PCV. Et il faudra un jour sortir de l’impasse ou du piège (c’est selon) que représente l’imposant voisin du Nord.
L’enjeu chinois est en effet le non-dit de cette évolution qui bouscule et taraude l’appareil communiste. La réforme politique permettrait-elle de sortir de l’orbite chinoise et de rétablir un équilibre sur les plans économiques et géopolitiques ?29 Beaucoup le pensent et la question mérite d’être posée. La leçon birmane en constitue un exemple régional direct même si cette transition demande temps et consolidation. Cette inquiétude grandissante sur les ambitions chinoises trouvent des relais au sein du gouvernement vietnamien et de l’Assemblée nationale de la RSVN. En témoignent les interventions remarquées des députés Trương Trọng Nghĩa et Lê Văn Lai lors de la séance du 1er avril 2016. Seront-ils entendus ?
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Une relation asymétrique. Situation de l’import-export entre la RSVN et la RPC de 2010 à 2014 et déficit de la balance commerciale © Dat Viet / Vũ Lan 2014
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Depuis dix ans, l’intégration économique s’est concrétisée par l’adhésion à l’OMC (2007), à l’organisation de grandes conférences régionales comme l’APEC (sommet de novembre 2006 à Hanoi) et s’est consolidée jusqu’à la signature récente de l’accord de Partenariat Trans-Pacifique dit TPP (2015). Les partisans d’un second Đổi Mới observent que la RSVN ne pourra pas faire l’impasse sur la restructuration économique (notamment des entreprises étatiques déficitaires) et la réforme politique. En septembre 2006, le journaliste Shawn W. Crispin annonçait en introduction de son article:
« Si les démocrates en herbe du Viêt-Nam finalement l’emportent, le 8 Avril 2006, restera dans l’histoire nationale comme le début de la fin de la mainmise monolithique et autoritaire du Parti communiste sur le pouvoir »30.
Les démocrates ne l’ont pas emporté. Trois congrès nationaux du PCV se sont déroulés depuis (en avril 2006, janvier 2011 et en janvier 2016) et les projets de refonte constitutionnelle vers l’abandon du régime de parti unique sont restés lettre morte. La croissance économique reste forte (environ 7% par an), meilleure garante du maintien de l’équipe dirigeante au pouvoir, mais des déséquilibres financiers apparaissent et les inégalités se creusent.
Les idées des groupes pro-démocrates ont creusé leur sillon dans la société et au sein de l’appareil du PCV. De nombreux dissidents et membres du parti sont désormais convaincus qu’un système politique pluraliste est une condition préalable aux sérieux défis actuels :
lutte contre la corruption ;
capacité à maintenir l’intégrité territoriale et un équilibre économique face à l’expansionnisme chinois ;
développement de la valeur ajoutée vietnamienne dans l’économie mondialisée et valorisation du potentiel scientifique de la jeunesse qualifiée31 ;
prospérité économique envisagée sur le long terme (ne plus se contenter du très court terme) ;
solutions viables à trouver pour répondre aux dangers du changement climatique et aux enjeux posés par la « privatisation » du Mékong.
Ainsi, les enjeux socio-politiques puis géopolitiques soulevés avec vigueur par le Bloc 8406 sont encore intacts. La question de « sortie du marxisme-léninisme vers une transition démocratique » ou du maintien du statu quo au risque d’une violente déflagration sociale et d’une domination chinoise de plus en plus explicite reste d’une brulante actualité.
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Articles anniversaires, pour en savoir plus :
2e anniversaire : Gia Minh, « Khối 8406, hai năm sau ngày thành lập« , RFA, 13/03/2016.
4e anniversaire : Thanh Phương, « Luật sư Lê Thị Công Nhân và Khối 8406« , RFI, 07/04/2010. Interview en ligne. Et : Thanh Quang, « Khối 8406: Một phong trào Dân chủ bị đàn áp nghiêm trọng« , RFA, 19/01/2010. Interview avec le prêtre catholique Phan Văn Lợi.
5e anniversaire : Việt Nam: Hãy thả ngay những người đang bị giam giữ vì lý do chính trị và tôn giáo, HRW, 07/04/2011.
7e anniversaire : Trà Mi, « Khối 8406 kỷ niệm 7 năm thành lập« , VOA, 08/04/2013. Interview avec l’ingénieur Do Nam Hai.
8e anniversaire : Kính Hòa, « 8 năm Khối Dân Chủ 8406« , RFA, 08/04/2014. Interview avec le prêtre catholique Phan Văn Lợi.
10e anniversaire : Hòa Ái, « Khối 8406: Một chặng đường 10 năm« , RFA, 13/03/2016. Interview avec Vu Hoang Hai.
Déclaration commune pour le dixième anniversaire : Khối Tự do Dân chủ 8406 Tuyên bố nhân kỷ niệm 10 năm ngày thành lập (8/4/2006-8/4/2016), Dan Lam Bao, 02/04/2016.
Notice Wikipedia : Khối 8406
Mot clé Khối 8406 sur RFA.


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Notes
1. 43/118 soit 36 %. Le Centre totalise 53 % des premiers signataires, le Sud 28 % et le Nord 19 %. Cf. les listes des membres : Danh sách các thành viên Khối 8406 []
2. Le texte est disponible en ligne sur plusieurs site, voir par exemple : Tự Do Ngôn Luận, số 48, 01/04/2008 []
3. Sur ce point voir l’intéressante explication de Đỗ Nam Hải alias Phương Nam, premier rédacteur du texte : Một vài nét chính về quá trình hình thành Tuyên ngôn 8406, Việt Tân, 07/04/2016, selon les informations de ce site le texte de Đỗ Nam Hải date de février 2009 []
4. Le 9 mai, un groupe de 50 membres du Congrès des États-Unis signaient une lettre ouverte appuyant ces initiatives démocratiques []
5. Voir le document de référence en ligne en PDF : Khối 8406 Công bố lần 14 Kỷ niệm 10 tháng Tuyên ngôn 8406 []
6. Cf. Khoi 8406 là gi ?, document édité le 8 octobre 2006 []
7. Cf. Par exemple, cette interview sur RFA, https://www.youtube.com/watch?v=Ip_IlOw7it4, voir minutes 11:40 et suivantes []
8. Document en ligne : Tiến Trình Dân Chủ Hóa Việt Nam gồm 4 giai đoạn []
9. Sur ce sujet, voir l’analyse de Nguyễn Quang Duy, Hiến pháp VN : sửa đổi hay thay mới ?, BBC Vietnamese, 28/02/2013 []
10. Tuyên truyền chống phá Nhà nước CHXHCNVN, Điều 88 BLHS []
11. Cf. Le programme politique provisoire de ce parti en ligne : Cương Lĩnh Tạm Thời. Voir l’analyse de Chu Chi Nam  : Cách mạng là gì… ?, 20/06/2007 []
12. Cf. Cha Nguyễn Văn Lý chịu tám năm tù http://www.bbc.com/vietnamese/vietnam/story/2007/03/070330_fatherly_jailed.shtml []
13. Condamné à onze ans de prison pour avoir « sabordé la politique d’union nationale », selon l’article 87 du code pénal. Aux dernières nouvelles sa santé déclinait, voir : Mục sư Nguyễn Công Chính kêu cứu, RFA, 16/02/2016 ; Thanh Trúc, Tòa phúc thẩm y án tù Mục sư Nguyễn Công Chính, RFA, 31/07/2012 []
14. Ce dernier fut condamné à 9 ans de prison en 2010 pour avoir participé à la création d’un syndicat libre, voir Vietnam: Overturn Labor Activists’ Harsh Prison Sentences. Peaceful Advocates Punished for Asserting Workers’ Rights, Human Rights Watch, 16/03/2011 ; Đình Cảnh, « Trà Vinh: 23 năm tù giam cho các đối tượng phá rối an ninh, xách động công nhân đình công« , Sài Gòn Giải Phóng Online, 26/10/2010 []
15. Voir par exemple La lettre n° 11 : Kháng Thư số 11 của Khối 8406 []
16. Cf. Thành viên khối 8406 nói gì?, BBC Vietnamese, 08/07/2009, interview avec Nguyễn Chính Kết, représentant officiel du Bloc à l’étranger concernant l’arrestation de Trần Anh Kim []
17. Cf. Nouvelle arrestation de Nguyên Van Dai, défenseur de la liberté religieuse, Églises d’Asie, 18/12/2015. Voir sa page sur le site de défense des avocats : Nguyen Van Dai []
18. Cf. le document PDF en ligne : Viêt-Nam. Libérez les prisonniers d’opinion, ASA, juillet 2010 []
19. Cas de l’avocat Trần Quốc Hiền et de l’informaticien Trương Quốc Huy : Gia Minh, « Khối 8406 sau 7 năm thành lập« , RFA, 16/04/2013. La Sécurité publique les fit poursuivre jusque dans ce pays : Gia Minh, « Cảnh sát Thái Lan bắt giữ 3 người Việt theo yêu cầu của an ninh VN« , 13/12/2013 []
20. Selon la déclaration commune publiée par le Bloc 8406 à l’occasion de son dixième anniversaire, 31 prix des droits de l’homme ont été attribués à des membres du Bloc par des  organisations internationales et 37 par des organisations vietnamiennes d’outre-mer. Cf : Tuyên bố chung nhân kỷ niệm 10 năm tuyên ngôn tự do dân chủ cho Việt Nam (tuyên ngôn 8406) []
21. Cf. 3 người tham gia diễn đàn Paltalk kể lại sự việc khi bị bắt giam, RFA, 08/08/2006. Voir aussi les activités du 10e anniversaire sur Lac Viet News []
22. Vingt et un numéros sont encore en ligne : http://tudo-danchu.com/ []
23. Certains membres des Dân Oan revendiquent une affiliation au Bloc 8406 : Kể chuyện “áp tải 2000 cây số” và những kỷ niệm với khối 8406, Dan Lam Bao, 08/04/2016 []
24. Cf. Hòa Ái, « Khối 8406: Một chặng đường 10 năm« , RFA, 13/03/2016 []
25. Une organisation très active qui soulève toujours de vives critiques au sein de la communauté exilée au sujet de son passé au sein de la résistance armée []
26. Les représentants du Bloc 8406 ont vivement protesté contre cette répression, voir la déclaration du 11 avril 2016 : Bản lên tiếng nhân vụ nhà cầm quyền đàn áp cuộc tuần hành kỷ niệm 10 năm Tuyên ngôn 8406 và đòi tự do cho các tù nhân tại Hà Nội, Dân Làm Báo, 12/04/2016 ; également sur le site du Việt Tan, 12/04/2016 []
27. Cf. Nhóm Kiến nghị 72 lên tiếng, BBC Vietnamese, 02/04/2016 []
28. « A favorite tactic of the communist regime is to round up dissidents prior to international events, use the individuals as bargaining chips before the event, and then resume the harassment and arrests after the regime has achieved its immediate goal – whether it be a smooth meeting or winning trade privileges ». Cf. Shawn W. Crispin, Heed the call of Vietnam’s Bloc 8406, Asia Times, 14/09/2006 []
29. Sur le poids de la Chine lire l’interview éclairante de Nguyen Quang Dy, « Seule issue possible, sortir de l’orbite chinoise », in Jean-Claude Pomonti, Vietnam. L’éphémère et l’insubmersible, Bruxelles, Éditions Nevicata, coll. L’âme des peuple, pp. 81-88 []
30. Cf. « If Vietnam’s aspiring democrats finally prevail, April 8, 2006, will go down in the national history as the beginning of the end the Communist Party’s monolithic, authoritarian grip on power », Crispin, art. cit., 14/09/2006 []

31. A titre d’exemple, Ngô Bảo Châu soulignait le fort potentiel des Vietnamiens dans le domaine des mathématiques : Thùy Dung, GS Ngô Bảo Châu: ‘Việt Nam có rất nhiều người có năng khiếu Toán học’, Thể Thao Văn Hóa, 24/08/2015 []